Tribune de Pierre Larrouturou, publiée le 24 octobre sur Le Monde

C’est en analysant les statistiques de la Réserve fédérale pour les soixante dernières années qu’on comprend les causes de l’addiction à la dette. Jusqu’en 1981, le ratio dette/PIB était stable. L’économie n’avait pas besoin de dette pourcroître régulièrement car des règles collectives assuraient une progression régulière des salaires et un partage équitable entre salariés et actionnaires. Ce « compromis fordiste » a permis aux Etats-Unis de connaître trente ans de prospérité. Sans dette.

Mais, en 1981, Ronald Reagan arrive à la Maison Blanche. Les néolibéraux baissent les impôts sur les plus riches, ce qui augmente la dette publique. La dette augmente surtout parce que les politiques de dérégulation amènent à une très grande précarité et à la baisse de la part des salaires. C’est à partir de là que des millions d’Américains vont s’endetter pour maintenir leur niveau de vie.

Les Etats-Unis ne sont pas une exception : pour les quinze pays les plus riches de l’OCDE, la part des salaires, qui représentait 67 % du PIB en moyenne en 1982, n’en représente plus que 57 %. « Dans la zone euro, les entreprises prennent chaque année l’équivalent de 1 % du PIB dans la poche de leurs salariés, en plus de ce qu’elles ont fait les années précédentes », explique Patrick Artus, directeur des études de Natixis. Pendant des années, l’économie n’a continué à croître que parce qu’on distribuait par la dette le pouvoir d’achat qu’on ne donnait pas en salaire : « Sans l’augmentation de la dette des ménages, la croissance serait nulle en zone euro depuis 2002, continue Artus. Et avant 2002, c’est l’endettement des entreprises qui nourrissait la croissance. »

Au total, en trente ans, ce sont quelque 150 % du PIB de l’ensemble de nos pays qui sont partis vers les marchés financiers au lieu d’aller aux salariés et donc aussi à l’Etat, par l’intermédiaire de la TVA. Cet argent a-t-il profité à la recherche ou à l’investissement ? Non. Toutes les études montrent que l’investissement et la recherche sont stables. Ces sommes colossales ont été accaparées par un tout petit nombre d’individus. Rendez-vous compte : l’Europe s’épuise depuis des mois à trouver 110 milliards d’euros pour sauver la Grèce alors que la fortune cumulée des 0,2 % les plus riches de la planète est estimée à 39 000 milliards !

En 2008, tout le monde affirmait que la crise venait du capitalisme dérégulé et du niveau insupportable des inégalités. Mais, depuis quelques mois, à cause de la Grèce, c’est l’Etat qui est de nouveau sur le banc des accusés. Avec une indécence inouïe, les néolibéraux repassent à l’attaque. Quel retournement dramatique !

Pierre Larrouturou