André Gattolin est intervenu mardi 28 février, en hémicycle, au cours du débat préalable au Conseil européen des 1er et 2 mars 2012. L’occasion de revenir sur la définition et l’évolution du projet européen, et de mettre en lumière les dangers du « directoire franco-allemand » que le Président français et la Chancelière allemande cherchent à institutionnaliser.

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Chers collègues.

Il y a quelques mois, un homme politique français qui était interrogé sur l’éventualité d’un référendum en Grèce sur les plans de rigueur imposés à ce pays, faisait part de son agacement en ces termes :

« Je trouve que c’est une décision normale et je n’arrive pas bien à comprendre l’agitation autour d’elle. Je pense que la démarche [de Monsieur Papandreou] est une démarche correcte. Il a besoin de savoir si le peuple grec accepte cet accord. Dans une démocratie, il faut interroger les citoyens ».

Cet homme politique n’a rien d’un écologiste, ni d’un homme de gauche. Il ne figure pas davantage parmi les adversaires de l’Union européenne, bien au contraire. Rien ne laisse non plus penser qu’il soit un fervent défenseur de l’idée de démocratie directe et de l’usage du référendum…

En réalité, en s’exprimant de la sorte, il ne faisait que rappeler une évidence : que le fonctionnement de l’Europe doit être plus démocratique. Et que, qui dit démocratie, dit non seulement Chefs d’Etats et de gouvernement librement élus, mais aussi Parlements, partis politiques, syndicats, associations, et surtout citoyens profondément impliqués dans les décisions majeures qui s’imposent aux sociétés.

Autant d’éléments que le gouvernement auquel vous appartenez, Monsieur le Ministre, néglige trop souvent. Notamment en ce qui concerne la gestion de l’actuelle crise des dettes souveraines.

Quel dommage que Valéry Giscard d’Estaing, puisque c’est de lui dont il s’agit, n’ait pas eu davantage votre écoute dans la période récente !

Et puisque j’en suis à parler des hommes politiques illustres, je me permettrai quelques réflexions rétrospectives.

En pensant aux grandes étapes qui ont marqué la construction de l’Union européenne, il m’apparaît que nous sommes plus que jamais confrontés à un problème de génération.

Le projet des pères fondateurs, dont nous continuons tous ou presque à nous réclamer, est assez mal en point. C’est celui des Spinelli et des Monnet. Ces hommes voulaient construire un espace de paix et de démocratie, de prospérité et de partage, qui permettrait à leurs pays de se relever de l’immense crise et des terribles conflits qu’ils venaient de traverser. L’unification de leur continent était à leurs yeux absolument nécessaire. Et ils cherchèrent à la construire sans relâche, en s’appuyant sur un pragmatisme lucide, mais courageux et résolu.

La seconde génération d’Européens, quoique aussi pragmatique en apparence, l’était en réalité beaucoup moins. Ce sont les hommes nés juste avant ou avec l’Europe. Je pense aux Valéry Giscard d’Estaing, aux Bronislaw Geremek, à quelques grands noms dont les voix résonnent encore parfois au Parlement européen.

Cette génération-là a fait fructifier le legs laissé par les pères fondateurs. Elle a cependant fait aussi des erreurs, tant elle supposait que tout serait facile pour construire l’Europe dont elle rêvait. D’où notamment une unification encore trop focalisée sur l’économie au détriment du social et du politique.

La troisième génération, c’est celle qui se trouve actuellement aux responsabilités en Europe. Loin de réparer les erreurs de la génération précédente, elle les aggrave.

Le problème n’est pas que les actuels dirigeants français et allemands, par exemple, ne parlent jamais d’Europe. Mais ils en parlent avec des expressions qui varient selon le contexte, le lieu où il se trouve, le public auquel ils s’adressent.

Il y a cinq ans, Nicolas Sarkozy s’en prenait indirectement à l’Allemagne en rappelant que la France, contrairement à d’autres, « n’avaient pas inventé la solution finale ».

Aujourd’hui, l’Allemagne est son modèle.

Il y a quelques mois, Angela Merkel disait tout le bien qu’elle pensait d’une Europe qui serait enfin pleinement politique : dans le même temps, elle agit exactement comme si elle voulait aller dans la direction opposée.

Ces actes et ces discours n’ont en réalité qu’un seul point commun. L’Europe n’y est plus présentée comme incontournable, mais comme une contrainte. Là où elle était ouverture, elle est désormais frontière à protéger. Là où elle était un projet, elle n’est plus qu’un outil à utiliser. Surtout, à écouter ces discours, sa construction ne relève plus de notre choix collectif : c’est quelque chose qu’on nous impose.

Quoi de plus pratique pour un Chef d’Etat ou de gouvernement à la peine dans l’opinion ?

S’il ne parvient pas à obtenir telle ou telle chose, c’est de la faute de l’Europe. S’il veut mettre en place des réformes impopulaires, c’est encore de la faute de l’Europe. Et si jamais l’Europe doit réussir quelque part, c’est bien entendu de son fait à lui.

Vous vous demandez sans doute pourquoi, Monsieur le Ministre, je m’attarde à ces quelques considérations. En réalité, elles sont directement liées à l’objet de notre débat.

En effet, l’ordre du jour du Conseil européen auquel vous vous rendrez jeudi illustre parfaitement la dégradation que je viens de décrire. Et en l’occurrence, c’est ce que cet ordre du jour ne comporte pas qui me préoccupe…

Comment se fait-il que le débat que nous avons ce soir n’ait pu avoir lieu, devant le Parlement, qu’à la veille d’un Conseil européen aux enjeux finalement limités ? Nous n’avons malheureusement pas eu l’honneur de débattre avant le Conseil informel du 30 janvier dernier, celui qui scella à la fois les négociations portant sur le Mécanisme de stabilité et sur le nouveau traité intergouvernemental.

Certes, nous échangeons sur une base régulière : fin octobre, mi-décembre, de nouveau aujourd’hui. Mais lorsqu’il apparaît qu’autant de décisions, a fortiori controversées, sont prises lors de réunions « informelles » du Conseil européen, ne vaudrait-il pas mieux qu’un véritable débat ait lieu de manière systématique devant la société française, avant chacune de ces réunions ?

En Allemagne ou au Danemark, le Parlement est étroitement associé à la politique européenne de l’exécutif – quand le gouvernement n’est pas lié par le mandat que lui donne le pouvoir législatif.

Pourriez-vous nous indiquer pourquoi la France est le seul pays dont la politique européenne soit à ce point accaparé par le chef de l’Etat, et aussi peu discutée publiquement, de manière à y associer dès en amont le pays et sa représentation parlementaire ?

Le Sénat a récemment adopté, à l’initiative de sa Commission des Affaires européennes, une résolution sur le contrôle démocratique des politiques européennes et des politiques économiques. Le gouvernement devrait s’en inspirer, s’il veut éviter que de nouveaux malentendus et de nouvelles fractures se fassent entre les citoyens et ceux qui sont censés les représenter.

Depuis plusieurs jours, les parlementaires ne cessent de recevoir des courriers portant sur le Mécanisme européen de stabilité.

Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir de ce mécanisme, je suis sûr que nous pouvons être d’accord pour dire que les conditions dans lesquelles il a été discuté ne sont pas satisfaisantes. Les citoyens et même les parlementaires ont été mis sur le côté, de sorte que ces textes se retrouvent à être votés en urgence, et instrumentalisés de part et d’autre. Cela n’est pas raisonnable, et totalement contre-productif.

Je continue sur l’ordre du jour du Conseil européen.

Son point numéro 1 vise à clore la première phase du semestre européen. Il s’agit notamment d’examiner dans quelle mesure les Etats membres appliquent les recommandations qui leur sont adressées par le Conseil et la Commission, en matière de coordination économique.

C’est une réforme un peu étrange, si l’on y réfléchit, puisqu’elle est à mi-chemin entre la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale.

C’est aussi une réforme potentiellement dangereuse, puisqu’elle est aujourd’hui synonyme d’une stricte austérité et qu’elle porte atteinte aux compétences traditionnellement reconnues aux Parlements nationaux et européen en la matière.

Mais s’il était possible d’y voir une réforme réellement et pleinement européenne, cela ne serait pas si grave. Si cette réforme avait donné plus de poids à une approche intergouvernementale intelligente et réellement équilibrée, il serait encore possible de la voir comme un progrès.

Or non seulement c’est une réforme qui tourne le dos à une approche fédéraliste et communautaire, mais c’est aussi une réforme qui tend à aggraver les déséquilibres profonds qui existent déjà entre Etats membres, en matière de reconnaissance politique.

J’en veux pour preuve l’exercice auquel s’est livré, il y a deux semaines, le Commissaire européen en charge des affaires économiques, Olli Rehn. Alors qu’il évoquait, conformément à la législation établissant le semestre européen, les déséquilibres macroéconomiques qui frappent la zone Euro, il a pointé du doigt dix-sept Etats membres considérés comme devant faire l’objet d’une attention particulière de ses services. La Grèce, l’Espagne, l’Irlande et le Portugal en font naturellement partie… La France aussi : elle est, comme le Royaume-Uni et la Belgique, jugée insuffisamment compétitive et perdant trop de parts de marchés à l’exportation.

En revanche, l’Allemagne est absente de cette liste. Aucun déséquilibre économique ne lui est reproché, alors que la balance de ses comptes courants – donc de ses exportations – est largement excédentaire depuis des années. C’est le signe de salaires trop peu élevés et d’une demande intérieure trop peu développée, au détriment de la population allemande comme de l’ensemble de l’Union européenne. Et pourtant la Commission européenne, en dépit des obligations résultant du Six Pack, fait mine de ne rien remarquer ! Pourquoi ? Tout simplement parce que l’Allemagne, inquiète de voir sa réputation entamée alors qu’elle mène une croisade en faveur de l’austérité, a fait pression sur la Commission pour que celle-ci omette de l’épingler.

C’est ainsi que le gouvernement du pays le plus influent de l’Union semble mépriser toute idée de solidarité européenne et de responsabilité partagée. Personne ne semble s’en offusquer ! Et surtout pas le gouvernement français.

Car pour maintenir un semblant d’influence au sein du concert européen, le Président Sarkozy a bien compris que son intérêt n’était plus de peser en faveur d’idées qu’il défendait il n’y a pas si longtemps – je pense aux eurobonds – mais de conclure une alliance tactique et assez opportuniste avec Madame Merkel. Cette dernière a besoin de lui pour ne pas paraître trop isolée face à des Etats qui, comme la Pologne, commencent à protester. De sorte que l’Europe qui se réunira cette semaine n’est ni fédéraliste, ni communautaire, ni même intergouvernementale à proprement parler. Dans l’esprit de ces deux dirigeants, elle ne saurait être qu’une forme de directoire franco-allemand.

De son côté, Monsieur Mario Monti, Président du Conseil italien et habitué des arcanes européennes, a pris il y a peu position sur cette problématique en des termes très forts. Cette méthode, faite d’une confiscation de l’Union européenne par deux Etats membres, et d’une sorte d’alliance objective entre gouvernements conservateurs et technocratie au détriment du Parlement européen et des Parlements nationaux, ne fonctionnera pas. Bien plus que l’autoritarisme supposé d’une Commission européenne réduite plus que jamais à l’état de secrétariat des grands Etats membres, elle risque de conduire à la dislocation du projet européen.

C’est elle qui a précipité la Grèce, déjà lourdement abîmée par la faute de ses propres dirigeants, dans l’état où elle est aujourd’hui.

C’est cette méthode aussi qui juge inutile et inopportun de s’intéresser à des questions telles que les libertés fondamentales en Hongrie.

Le Premier Ministre Orban n’est-il pas le Vice-Président du Parti populaire européen, n’a-t-il pas été invité à ce titre récemment par l’UMP à Marseille alors que sa dérive autoritaire ne fait aucun doute ? La lutte contre de telles dérives n’est-elle pas un des fondements du projet européen ? C’est là un point qu’on aurait aimé voir au programme de travail de ce Conseil européen…

Monsieur le Ministre, j’en terminerai par là.

Vous vous rendez jeudi au Conseil européen.

Que comptez-vous répondre à ces critiques du Président Monti lorsque vous le croiserez, avec le Président de la République ?

Inciterez-vous le Conseil européen à s’intéresser enfin de plus près à la situation préoccupante des libertés fondamentales en Hongrie ?

Enfin, je profite de l’occasion pour revenir sur une question d’actualité que je posais il y a deux semaines, et qui n’a reçu aucune réponse.

La Grèce demeure dans des difficultés considérables. Elle reste soumise à une pression intolérable, notamment de la part des gouvernements allemands et français. Et pourtant jamais, à ce jour, le sommet de notre diplomatie n’a fait l’effort de se rendre sur place, à Athènes, pour discuter directement avec les principaux intéressés.

Monsieur le Ministre, pourriez-vous nous indiquer si un tel voyage, qui serait un acte de considération fort à l’égard de la population grecque, est envisagé dans les semaines à venir par vous-même, par le Président de la République ou le Ministre des affaires étrangères ?